De la viande pour toutes les assiettes ?

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Le système économique de l’abattoir d’Anderlecht profite de son ancrage local mais affronte aussi des défis d’une structure semi-industrielle agroalimentaire aujourd’hui insérée dans un quartier central en mutation. Son dynamisme est aussi lié à l’évolution de la consommation de la viande et aux projets de législation qui vont contrarier les pratiques des rituels d’abattage.

Cataline Sénéchal / (Article paru dans Bruxelles en Mouvement, octobre 2018 : Le journal peut être consulté en ligne ici: http://www.ieb.be/-Bem-296-

Le système économique de l’abattoir d’Anderlecht profite de son ancrage local mais affronte aussi des défis d’une structure semi-industrielle agroalimentaire aujourd’hui insérée dans un quartier central en mutation. Son dynamisme est aussi lié à l’évolution de la consommation de la viande et aux projets de législation qui vont contrarier les pratiques des rituels d’abattage.

De son inauguration (1890) jusqu’en 1980, l’abattoir était une structure industrielle parmi d’autres dans un quartier industriel. Aujourd’hui, comme le reste de la capitale, la zone s’oriente vers le secteur tertiaire et résidentiel sous le regard bienveillant des pouvoirs publics. L’abattoir rentre ainsi en friction avec d’autres fonctions de la ville. Son devenir dépend à la fois des évolutions propres à son coeur de métier – « la viande » – normes sanitaires, modification des habitudes de consommation – et de celles qui sont propres à sa situation «urbaine » : pression foncière, politiques urbanistiques de la ville, gestion du transport.

S’ADAPTER, SE DIVERSIFIER

Tous les projets actuels et futurs soutenus et accueillis par la SA Abattoir sur son site fonctionnent dans une logique inclusive – de la production à la vente

Sorti du giron communal en 1982, via une emphytéose suite à la faillite de l’entreprise publique, l’abattoir et son site sont gérés par la SA Abattoir (ex. Abatan). (2) Rapidement, après avoir modernisé l’abattoir, elle a cherché à valoriser les 9 hectares du site et y a développé le grand marché, rénové les caves pour y accueillir de l’événementiel.Aujourd’hui, l’ensemble des activités du site générerait, selon la SA Abattoir, plus de 800 ETP(Équivalent temps plein). Son coeur de métier historique demeure l’alimentaire que la société développe sous le concept de « ventre de Bruxelles », son objectif est de proposer des produits de consommation belge, de la « ferme à la fourchette ».

Les entreprises du site sont de petites et moyennes tailles, souvent d’organisation familiale (en moyenne, de 9 à 19 employés) et s’adressent aussi à des boucheries, des restaurateurs de petite taille. On y travaille de manière relativement artisanale. Par exemple, la chaîne d’abattage ABACO (tous animaux, sauf porc) n’est pas automatisée et ce sont les ouvriers de la chaîne qui gèrent le temps, depuis la mise à mort jusqu’au travail sur les carcasses. La découpe, tous ateliers confondus, est manuelle. Tous les projets actuels et futurs soutenus et accueillis par la SA Abattoir sur son site fonctionnent dans une logique inclusive – de la production à la vente – et non pas seulement à une logique de pure distribution (3) : champignonnière, maraîchage sur toit, aquaponie & maraîchage en serre, et production de soupes à partir des invendus de commerce d’alimentation.

S’APPUYER / S’ANCRER

Une des clés – durable – du maintien de l’abattoir et du succès de son marché généraliste fut de s’appuyer sur la présence des « mangeurs » des quartiers qui les jouxtent.

Une des clés – durable – du maintien de l’abattoir et du succès de son marché généraliste fut de s’appuyer sur la présence des « mangeurs » des quartiers qui les jouxtent. Anderlecht, Bruxelles-Ville (centre), Molenbeek, Saint-Gilles, Forest sont depuis plusieurs décennies habitées par des personnes ayant defaibles revenus, qu’ils soient, ou non, d’origine immigrée. Ces habitants fréquentent assidûment le marché. Ils font vivredes entreprises comme celle de la boyauderie Goffard qui déclare : « c’est uniquement en ville qu’on vend convenablement. Ici, il y a beaucoup d’étrangers. Si on ouvrait un magasin à Visé, on ne vendrait même pas pour 50 euros par jour. On a essayé de vendre à Liège et ça n’a jamais marché. On vend surtout à des boucheries marocaines et africaines de Bruxelles. À ceux qui habitent ici en ville. Mais il y a aussi des Italiens, des Espagnols. […] Vous changeriez de quartier, ça ne marcherait pas si bien. Je vous le garantis. C’est le quartier de l’Abattoir! Ils ne vont pas chez untel (qui a une boucherie ici), ils vont à ‘l’Abattoir’. Je suis persuadé qu’on déménagerait à un kilomètre d’ici, ça ne marcherait plus ! »


Lors de nos entretiens, la plupart des grossistes assument devoir le dynamisme, voire la survie, de leur entreprise à la consommation en viandes des populations venues d’ailleurs. Pourquoi ? Parce qu’historiquement, les grossistes des abattoirs d’Anderlecht écoulent la viande dans les boucheries de détail et non vers la grande distribution. Or, ces consommateurs, en particulier ceux de confession musulmane, rechigneraient à acheter leur viande dans lessupermarchés, leur préférant la boucherie de détail et de quartier. Par ailleurs, les grossistes et les boucheries vendent « bien » aux personnes issues des pays de l’Est – qui eux, n’ont pas de rituel d’abattage. L’intérêt des questions dépasserait-elle la question religieuse?
Les entreprises « viandes » du site s’avancent aussi comme des acteurs économiques locaux à destination d’un public de consommateurs urbains. C’est aussi pourquoi, ils ne cherchent pas à exporter leur viande : le marché bruxellois et des environs leur suffit amplement pour autant qu’ils puissent continuer à fournir les boucheries de détail de viande halal. Aujourd’hui, à Anderlecht, 47 % des bovins sont abattus rituellement à destination des boucheries de viande halal (de quartier et de détail). Ce taux avoisine les 100 % pour les ovins et pour les caprins. La ligne d’abattage ABACO répond à la demande de ses clients (PME -grossistes en viande, éleveurs / bouchers, bouchers, restaurateurs), qui ne font eux-mêmes que répondre à la demande des consommateurs.

En outre, Anderlecht abat des animaux selon les rituels religieux à minima depuis les années 1920 à destination des consommateurs juifs, alors très présents dans le quartier et à Bruxelles, à l’exception des années d’occupation car une ordonnance, votée en octobre 1940 l’interdisait.(4) La société tente toutefois d’améliorer, par des moyens techniques, le bien-être animal. Ainsi, récemment, l’abattoir a vu arriver des clients en viande de chèvres issu de la population musulmane originaire d’Afrique subsaharienne. Après discussion et en accord avec ces derniers, l’abattoir pratique désormais l’étourdissement directement après la saignée, qui accélère le terme de l’agonie. Cet étourdissement ne contrevient pas à leur pratique pour autant que l’animal soit saigné conscient.

CONSEQUENCES ECONOMIQUES D’UNE INTERDICTION DE L’ABATTAGE SANS ETOURDISSEMENT.

Une prise de position éthique et politique aux multiples conséquences sociales et économiques…

Même si, dans les textes législatifs, l’étourdissement des animaux avant la mise à mort ( par la saignée) est obligatoire, une dérogation est accordée pour motif religieux, d’abord à destination de la religion juive, ensuite, musulmane. Or, depuis quelques années, les certains militent pour la lever, dont certaines associations de bien-être animal. Deux décrets ont été adoptés en Wallonie et en Flandre annonçant sa suppression pour septembre 2019. Aujourd’hui, la Région bruxelloise ne s’est pas prononcée.

« faut-il abattre rituellement alors que certains avancent que cela occasionne une souffrance animale en condition industrielle ? La loi doit-elle prendre en compte les préceptes et convictions religieuses de tous ses habitants / citoyens ? Le rituel d’abattage n’est-il pas un frein au mouvement de réification des animaux ? » Au côté des débats éthiques et politiques pertinents, une interdiction de l’abattage sans étourdissement, et donc de l’abattage rituel, aurait des conséquences sur le tissu économique du secteur de la viande d’Anderlecht. En effet, Anderlecht abat un grand nombre d’animaux rituellement, donc, sans étourdissement et de nombreuses entreprises du site sont aujourd’hui viables car elle fournissent en viande la boucherie halal locale.

Lors des rencontres, les professionnels du secteur se sont montrés très inquiets quant au devenir de leurs activités en cas d’interdiction de l’abattage sans étourdissement en Région Bruxelloises.

Pour eux, l’interdiction de l’abattage sans étourdissement risque tout bonnement de pousser leurs clients à s’adresser à l’étranger et, de facto, à se détourner de l’abattoir d’Anderlecht et donc de leur entreprise. Une perte de débouché locale qui engendra des pertes d’emploi sur le marché aux viandes, les lignes d’abattage, les grossistes, sur un tissu économique représentant aujourd’hui près de 400 équivalents temps-pleins. Leurs ouvriers ont la plupart du temps appris le métier sur le tas et sont engagés durablement dans des entreprises d’organisation familiale. En légiférant « contre » l’abattage sans étourdissement, la région fragiliserait donc ce qu’elle tend à favoriser de l’autre : un secteur pourvoyeur d’emplois stables ouvert à ceux et celles qu’elle tente, parfois déserpéremment, à insérer sur le marché de l’emploi.

Des grossistes ont déjà observé un mouvement de délocalisation de l’activité notamment vers la France. Ainsi, selon eux, il sera donc tout à fait possible que la viande halal arrive majoritairement « congelée » sur le marché belge. Il se peut ainsi qu’un animal soit élevé en Belgique, tué en France et que la viande soient découpée en Allemagne, en Irlande ou Pologne et revendue en Belgique. La menace n’inquiète pas seulement les grossistes spécialisés en viande halal ou casher mais aussi les autres découpeurs, secteur porc et cheval compris. En effet, beaucoup se sont installés à Anderlecht pour profiter des interrelations entre les acteurs économiques du secteur et de retombées des flux de passages de clientèle.

En outre, le transport crée du stress, de la souffrance pour les animaux. Il faut donc veiller à diminuer plutôt qu’allonger les temps de parcours entre les élevages et les abattoirs. Par ailleurs, les chevillards auront aussi tout interêt à acheter le bétail à proximité des abattoirs, donc, à l’étranger … et non plus chez les éleveurs qui, pourtant, souffrent la concurrence née de l’industrialisation du secteur alimentaire. Bref, reléguer l’abattage en dehors de nos frontières aura des conséquences sociales et économiques dont il faut prendre la mesure… Il rentre aussi en contradiction avec les engagements à consommer local et à favoriser les circuits courts d’élevage, d’agriculture et de production.

Enfin, la société Abattoir envisage de gros investissements pour moderniser son infrastructure d’abattage. Elle compte l’installer, sur fonds propres dans la Manufacture Abattoir, une nouvelle construction soutenue par le FEDER. Une remise en question de l’abattage sans étourdissement fait peser de lourdes menaces sur la rentabilité de ce projet.

Le site des abattoirs demeure un acteur majeur de l’économie du quartier car il a pu s’adapter, pour la viande, aux normes sanitaires et a diversifié ses activités : grand marché généraliste, espace événementiel, ouverture à des projets innovants de production alimentaires.  Il a pu s’adapter à l’évolution de son tissu urbain, s’y est inscrit, tout en gardant sa spécificité : rester un lieu mis à disposition de grossistes de petite taille, d’organisation familiale, avec une production à destination d’une consommation locale de la viande : variée en terme de prix, d’offre et de rencontre des habitudes culturelles de consommation. Les grossistes des abattoirs s’adressent pour moitié des bovins et pour la totalité des chèvres et moutons aux boucheries de la viande halal. Une interdiction de l’abattage sans étourdissement, et donc, des pratiques rituelles va donc fragiliser leur équilibre. Si certaines s’adapteront, d’autres fermeront ou déménageront à l’étranger, là où abattre rituellement reste encore possible. Combien d’emplois ouvriers sont-ils en jeu? Quel impact social en terme de fragilisation des familles qui dépendent de ces emplois? Quelles conséquences sur le commerce de la boucherie de détail en ville? Des questions qui méritent certainement une étude socio-économique à l’échelle de la Région bruxelloise. Inexistante à ce jour, il est à espérer que la Région bruxellois la commanditera avant d’adopter un décret, ce qui lui permettra de légiférer en pleine connaissance des conséquences.

1. Forum Abattoir a été créé en 2013 par IEB, le CRU-CSV et la SA Abattoir pour assurer la mise en débat public du devenir du site des abattoirs, interroger la place de l’abattoir en ville, questionner ses liens avec le quartier, ses habitants et activités économiques: www. forum-abattoir.org. 

2. Voir C.Sénéchal, « Les trois vies d’une exception urbaine», in Uzance, 2015. 

3. Intentions recueillies lors d’une table ronde, en juin 2018, sur les enjeux économiques d’une interdiction de l’abattage sans étourdissement. 

4. Jean Philippe Schreiber, «L’abattage rituel au coeur de l’actualité», CIERL, avril 2017. 

5. A.-M. Brisebarre, «Les traditions culturelles concernant les animaux dans les religions», art. de Blog de la médiation animale, 2011. 

6. Une revendication également portée par les mouvements de droite identitaire, pour qui juifs et musulmans doivent s’adapter aux us et coutumes des pays d’accueil et non le contraire. La question clive les mouvements de défense du bien-être animal. Les abolitionnistes jugeant que peu importe la méthode de mise à mort, c’est la mise à mort d’animaux pour la boucherie qu’il faut abolir. D’autres 


L’abattoir illustré! Un deuxième numéro!

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Le deuxième numéro de son journal « l’abattoir illustré » vient de sortir! Cette fois, il s’aventure au-delà des limites du site et de son abattoir toujours en fonction depuis 128 ans. Ses pages se sont enrichies de nombreuses contributions d’acteurs du quartiers, d’habitants et de chercheurs.

Vous y trouverez, pèle-mèle, des poésies, des recettes de « grand-mère », le mode d’emploi de la viande in-vitro, des photos, des petits et des grands dessins, une carte des secteurs d’activités du quartier, un billet sur la grande diversité culturelle des habitants de Cureghem, un focus sur le commerce de voitures d’occasion, sur le logement et bien sûr, des articles sur l’élevage, sur le secteur de la boucherie à Bruxelles qui… se maintiendrait plutôt bien dans le quartier malgré la conjoncture…

Bouchers à Bruxelles

La viande, coeur de métier du quartier, aliment ayant contenu de la vie où du sang a pulsé, a toujours suscité un mélange de répulsion et d’attirance chez les mangeurs. Le secteur évolue économiquement, au gré de l’innovation, des scandales sanitaires et de maltraitante animale, des habitudes alimentaires des bruxellois de toutes confessions religieuses et d’un tissu du petit commerce fragilisé par les grandes surfaces. Malgré un contexte général difficile, les grossistes et les bouchers de Cureghem restent et se serrent les coudes à Cureghem… pourquoi?

Jusqu’à la mort – Viandes en cultures

Certains encadrent depuis toujours la consommation de la viande par des rites religieux, que d’autres aujourd’hui jugent barbares et souhaitent interdire. À la périphérie, des éleveurs cherchent à éviter les gros abattoirs industriels, souhaitant accompagner leurs animaux de la naissance jusqu’à la mort… La viande est attachée aux pratiques culturelles, qui nous font saliver ou dédaigner les abats, désirer ou appréhender la viande in vitro.

Sains et variés

Désormais, certains préfèrent manger des aliments d’origines végétales, par motivations éthiques et de santé. Cette attitude est aussi une aubaine pour l’industrie alimentaire… mais pose aussi question : les substituts de viandes sont-ils toujours bons pour la santé? Qu’est-ce que le diabète et à quoi les personnes qui en souffrent doivent-elles être attentives?

Travailler et vivre à Cureghem

Dans le quartier,des boutiques ferment mais leurs vitrines restent rarement vides, attirant des commerçants proposant des produits de partout à des clients de partout… Épiceries, boucheries, grand marché, halle alimentaire, abattoirs, commerces de voitures d’occasion, import-export, métallurgie. Depuis peu, les abattoirs accueillent des projets de production alimentaire soutenus par les nouvelles technologies et les économies d’énergie. Le site, son marché essentiellement, s’ouvre à des activités socioculturelles. Cureghem, en voie d’abandon dans les années 90, se rénove, se construit, se gentrifie par petits bouts tandis que ses rues abritent encore des personnes aux très bas revenus, qui parfois s’entassent dans des appartements exigus mais accessibles…

Bonne lecture! Goed lezing ! Er is ook eens in het Nederlands!

En lien, ici en PDF

FR : Abattoir Illustré 2 PDF

NL : Den Abattoir in woord & beeld

Et… disponible en version papier sur simple demande : Forum Abattoir


Alger/Anderlecht : deux abattoirs en ville

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Alger-Bruxelles / Le Ruisseau – Cureghem

Aujourd’hui, les abattoirs encore en fonctionnement en plein centre ville se comptent certainement sur les doigts de la main. Celui de Cureghem (Région bruxelloise) et celui du Ruisseau (Wilaya d’Alger) partagent-ils une histoire et une situation comparable dans leurs villes respectives? Une histoire d’abattoir en ville racontée par une rencontre avec Hassen Ferhani, réalisateur de « Dans la tête un rond-point (2015), documentaire qui installe sa narration dans l’abattoir du Ruisseau et et Lamine Ammar-Khodja, réalisateur d’un autre documentaire « Bla Cinéma » (2015), tous deux de passage à Bruxelles l’hiver dernier. 

Pour peu que leur architecture en valent la peine, la plupart des abattoirs construits avant la deuxième guerre mondiale ont été reconvertis en équipements culturels ou artistiques. La Villette à Paris, les abattoirs du Testaccio à Rome, les abattoirs de Casablanca, de Lyon, de Mons, de Namur, de Toulouse accueillent aujourd’hui de nombreux visiteurs de musées, amateurs de musique ou de théâtre…

« Dans la tête un rond-point » de Hassen Ferhani nous a fait découvrir l’abattoir du Ruisseau – situé dans un quartier anciennement industriel d’Alger (Kouba pour moi c’est Hussein Dey et Kouba est au-dessus/Hussein Dey). Nous avons rencontré Hassen Ferhan, son réalisateur et Lamine Ammar-Khodja (Bla Cinema) de leur passage à Bruxelles à l’occasion d’une programmation de cinéma Algérien (Filmer à Tout Prix, Nova et Petit Ciné). Le documentaire de Ferhani nous installe dans l’intimité du lieu, de ses travailleurs, dans une espèce de respiration très lente, celle d’un travail demeuré très artisanal et qui permet à ses acteurs de réserver du temps à la poésie.

Cureghem et « le Ruisseau », séparés par la Méditerranée mais tous deux inclus dans le tissu urbain, partagent-ils une histoire et une situation comparable dans leurs villes respectives? 

Comment Hassen Ferhani a-t-il filmé les abattoirs qui, à Alger sont apparemment, autant des lieux de travail que des lieux de vie? 

Filmer un abattoir 

Cataline Sénéchal : Pourriez-vous me décrire l’abattoir que vous avez filmé? Sa place dans la ville d’Alger? Ses connections à la ville?

Hassen Ferhani (H. F.): Il est situé dans la proche périphérie du centre. Alger comporte trois grands Oueds (vallons /rivières). Il est sur l’oued Kniss dans le quartier du Ruisseau. Fin du XIXe siècles, les usines s’y sont construites parce qu’il y avait de l’eau. C’est là aussi qu’était installée la fabrique de monnaies – et c’est encore le cas aujourd’hui. Il y avait le Mont de Piété, parce qu’on devait y laver le linge, et les abattoirs. 

Lamine AMMAR-KHODJA (L.A.-K.): Et la mer est tout à côté, donc, tout se déversait dedans. 

H. F.  : C’est donc le vieux quartier prolétaire d’Alger. Aujourd’hui, ces usines ont presque toutes disparues. Il ne reste que l’abattoir.

Lamine AMMAR-KHODJA : A l’époque coloniale, c’était le début de la banlieue ouvrière, avec celle de El Harrash. 

(Cataline Sénéchal) L’abattoir est donc toujours en fonction? 

H. F. : Oui. C’est toujours un abattoir. 

Dans plusieurs articles écrits à l’occasion de la sortie de ton film, j’avais pourtant  lu qu’il était fermé ou allait fermer. 

H .F. : Oui, mais il est encore là.

Qu’est-ce qui vous a donné l’envie de le filmer ?

H. F. :  Je suis du quartier, je suis né pas très loin, je connais le lieu depuis tout petit. Ensuite, j’avais envie de faire un film avec des ouvriers. Il y a très peu de films qui s’intéressent au milieu ouvrier en Algérie. Après, ce fut la rencontre avec des hommes, avec un lieu, avec un parcours et l’envie de faire du cinéma. La somme de plusieurs raisons, donc. 

Et les menaces de fermeture? 

H. F.: Oui, elles ont joué mais plus indirectement. En réalité, cela fait dix ans qu’on nous parle de la destruction des abattoirs. Le terrain est destiné à la construction d’une nouvelle Assemblée nationale à leur place. Entre temps, la Ministre de la Culture, avec l’aide de quelques artistes…

L. A-K. : …a tenté de le faire classer « monument de l’Unesco » pour récupérer le lieu et en faire des friches culturelles et artistiques. 

H. F. : Sauf que la procédure de classement a été annulée en raison du décret qui avait attribué le terrain à l’Assemblée nationale. Tu sais, lorsque quelqu’un a envie de récupérer un lieu, il peut utiliser la force mais aussi un autre outil: l’oubli. Dire que ce lieu n’existe pas. Pour les abattoirs, une rumeur est partie : « ce lieu n’existe pas ». Et la Ministre, elle-même ne savait pas qu’ils existaient encore. Or, l’activité est continue, les ouvriers continuent à travailler. Rien ne s’est jamais arrêté. Il y a comme eu une vague de rumeurs et les artistes ont signé la demande de classement. Moi pas. Et je me suis demandé : savent-ils seulement qu’il y a des gens qui travaillent là? Ils veulent démolir…

L. A-K.: …alors qu’il y a des gens qui nourrissent des familles grâce à ce travail. 

Filmer le travail  

Combien de temps êtes-vous restés aux abattoirs? 

H. F. : Deux mois et demi. Soixante heures de rush. 

Au bout de deux mois et demi, vous faisiez partie des murs… 

H. F. : Non! Je rejette cette phrase. Si tu fais partie des murs, tu deviens insignifiant, tu es insignifiant. Il y a quelque chose qui doit se jouer entre le filmé et le filmeur, entre l’auteur et la caméra.  Il y a quelque chose qui se joue dans cet espace. 

Dans les films qui se tournent dans les abattoirs européens, on voit rarement les hommes en entier. Souvent la camera se focalise sur leurs gestes, leurs mains. On voit aussi rarement l’animal en entier. Dans ton film, c’est le contraire. Il laisse par voir par exemple une longue séquence sur la mort d’un animal. 

H. F. : En Europe, j’ai remarqué quelque chose de l’ordre de la fascination pour le travail en abattoir ou en boucherie. Dans mon film, la fascination se porte plutôt sur la poésie, sur les réflexions. On voit le travail mais il arrive en deuxième lieu. Je peux comprendre la démarche des autres réalisateurs avec un regard sur la répétition dans les films sur les abattoirs en France. Là, sur les chaines d’abattage, tous les gestes sont calculés.  En Algérie, c’est différent. Chaque bête…

L. A.-K. : …est une entité à part entière. 

H. F. : …avec son histoire. Elle vient de….

L. A.-K. : …de Gda, Smeira. C’est pas uniformisé. Les gens ont un rapport avec elle. L’homme abat une bête, il se retire après. Tu as l’impression qu’il se recueille. Il lui accorde du temps. On est pas la temporalité des abattoirs modernes, à l’européenne, où le temps compte énormément, car il faut en abattre le maximum en un minimum de temps.  A l’abattoir du Ruisseau, l’abatteur sait qu’il n’y aura trois bêtes à abattre, pas plus. Lui, il a toute la soirée. Il va prendre son temps. Il va travailler la chose à sa manière, selon son métier. Le travail n’est pas aussi mécanisé. 

Du coup, vos images ont une profondeur de champ qu’on ne retrouve pas forcément dans les documentaires sur les abattoirs en Europe.  

H. F. : Oui… c’est filmé autrement. Je m’intéresse aux moments d’entre-d’eux. Je ne me fixe pas sur le  moment de l’abattage mais sur les moments de répit entre deux bêtes, ces moments où les ouvriers se livrent, où ça discute. 

Parce que ces moments-là existent. Dans les abattoirs industriels, ce n’est plus le cas. 

H. F. : Oui, là-bas, leurs pauses sont calculés à la seconde près. 

Filmer un lieu de vie 

Dans votre film, il y a cette scène, avec le boeuf, tiré par une corde.

L. A.-K.: la scène du match de foot?

Oui. L’abattoir a l’air d’être un lieu où les gens habitent. Vous présentez quelques personnages qui ont l’air d’être installés-là.

H. F. : C’est  parce qu’ils vivent tous là. Les protagonistes du film vivent tous à l’intérieur de l’abattoir.  

Donc, il y a une dizaine de personnes qui habitent à l’abattoir?

H. F. : Plus, bien plus. Une cinquantaine, cent personnes. Je ne peux pas chiffrer ça…

L. A.-K. : Il est impossible de donner un chiffre car il y a des allées et venues, mais il y a plus de cinquante personnes qui habitent sur place. 

Tous des hommes seuls ? Il y a aussi des familles? 

H. F. : Des hommes. Ils vivent tout seuls. Certains sont mariés mais ils sont là, seuls. La particularité de cet abattoir, c’est que les ouvriers viennent surtout de l’intérieur du pays, ce sont rarement des gens d’Alger. Il viennent de plus de 500 km, de l’Est, de l’Ouest. Depuis des générations, le métier s’est transmis. Pour ne pas s’embêter à retourner chez eux, car c’est très compliqué, pour ne pas louer des appart’s, car c’est trop cher, ils ont squatté des anciennes écuries. 

L. A.K. : Beaucoup sont originaires de Setif. C’est une grande ville où il y a une tradition de travailleurs de la viande.

Cet abattoir appartient à la ville d’Alger. L’installation des ouvriers pose-t-elle problème à la Wilaya? 

H. F. : Elle laisse faire car comme je te l’ai dit plus tôt, ce lieu est voué à disparaître.

L. A.-K. : Ils ne veulent pas le reconnaître comme lieu.  

C’est une occupation tolérée?

L. A.-K. : C’est ça. 

H. F. : Le bâtiment appartient à la préfecture. Les carrés (d’abattage) sont gérés par des privés. Généralement, ce sont de vieilles familles. Chaque carré représente une vingtaine de crochets, à peu près. Ils le louent pour pas grand chose à l’Etat. Ils font bosser des égorgeurs, des dépeceurs. Ce sont des privés qui bossent pour des privés.  La marchandise est mise en frigo et le lendemain, elle est vendue au marché. Et là, le particulier, le boucher, le grossiste vient acheter la viande. 

L. A.-K. : Il y a plein de gens du quartier qui viennent aussi faire leurs courses de viande le matin directement sans passer par un boucher.

Comment le métier de la viande est-il perçu par les algérois? 

A. F. : Comme un métier comme un autre. Peut-être que ce n’était pas le cas avant. Mais aujourd’hui, ça a changé. Aujourd’hui,  il y  a pas mal de monde qui aurait envie de marier sa fille à un boucher. 

L. A.-K. : Le métier est accepté. Il n’est pas méprisé. À l’abattoir, tu apprends un métier. J’ai été fasciné par l’idée que les gens apprennent des métiers différents d’une année à l’autre. Et dès qu’ils maîtrisent plusieurs métiers, ils peuvent aspirer à ouvrir leur commerce. Ils prennent de la viande de là-bas pour la vendre ailleurs. Il y a comme un système de débrouillardise : dès que tu as assez de contacts,  dès que tu te mets à connaitre  tout le monde et à maitriser assez des métiers, tu peux te frayer un chemin. Tu peux tracer ta route.

POUR ALLER PLUS LOIN

Les abattoirs du Ruisseau ont été conçus et inaugurés en 1928 par l’administration coloniale française dans le quartier industriel d’Hussein Dey (aussi proche de la manufacture de Tabac transformée en école de la gendarmerie)  en remplacement d’un autre bâtiment considéré comme trop près du centre. Situé à la confluence des quartiers de Kouba et Hussein Dey, sa configuration est semblable aux anciens abattoirs de Rome (1888 – 1975) – peut-être parce que son architecte Jean Bevia (1873-1934), formé à l’École des beaux-arts d’Alger, architecte du Gouvernement général de l’Algérie, était aussi passionné de culture latine et a enseigné à l’École d’art industriel de Mustapha. Il s’agit d’une organisation en pavillons, disposés de plain-pied, avec des salles de découpe, d’abattage (carré) et d’étables organisés autour d’une cour centrale. Promis à la démolition, il nourrit et abrite les gens qui y travaillent et ceux qui y achètent de la viande. Toutefois, il existe en dehors de tout investissement par son actuel propriétaire et gestionnaire, la Wilaya (département) d’Alger.  Et il y a peu, la Ministre de la Culture a tenté une procédure de classement pour en faire une friche culturelle et artistique. Selon Hassen Ferhani, « Lorsque quelqu’un a envie de récupérer un lieu, il peut utiliser la force mais aussi une autre forme de pouvoir, l’oubli. Dire que ce lieu n’existe pas. » Et cela semble le cas de l’abattoir du Ruisseau. Pourquoi? Parce que depuis de longues années, Alger souhaite y  installer l’Assemblée populaire nationale, le Congrès, une bibliothèque, une mosquée sur une large esplanade dont le parvis se prolongerait par une marina. Leur destruction a été approuvée par le gouvernement en 2011. Le projet a été confié au Bureau Architecture Méditerranée, bureau composé d’architectes français.  Il fait partie du Plan directeur d’aménagement et d’urbanisme (PDAU) de la Wilaya d’Alger. Après avoir feuilletté la documentation, on aura tendance à dire que l’aménagement des villes, d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée, semble employer invariablement les mêmes recettes : aménagements en promenade des côtes débarrassées des activités portuaire, installation de pôles administratifs et culturels dans les anciens quartiers industriels et destruction de l’habitat populaire.  À Alger, les pouvoirs publics algériens abattent progressivement les bâtisses anciennes des abords directs de l’abattoir. En février 2018, plus de 200 familles ont ainsi dû partir du quartier. La moitié aurait été relogée dans des logements sociaux (Alger possède un parc élevé). Et les autres familles?